Lettre à Arielle Beck

Mademoiselle Beck, un mien ami, qu’un contretemps de dernière heure prive du bonheur de vous entendre au Mouleau, m’a prié de vous remettre cette missive. Elle ne compense en rien sa déception mais lui permet de vous exprimer l’admiration que vos dons lui inspirent et aussi de livrer les commentaires qu’il eut aimé partager avec vous viva voce.
Comme il s’agit d’un ami de longue date, j’ai cru bon de ne rien changer à son propos.
 Je serais heureux qu’il ne vous importune de trop et vous en souhaite bonne lecture.
Avec tous mes vœux de plein succès – bien qu’ils soient superfétatoires – je vous dis à très bientôt, une fois passées les salves d’applaudissements qui vous attendent…

Pierre DUMONCHAU, simple truchement d’un mélomane contrarié, mais ébloui …

LETTRE OUVERTE A UNE JEUNE ET TALENTUEUSE PIANISTE-COMPOSITRICE

Quelle chance ont les Arcachonnais de vous suivre ce soir tout au long du voyage que vous leur offrez en partant du fougueux et rêveur Schumann  pour les conduire aux portes du XXe siècle avec Scriabine , démiurge exalté en quête d’absolu…
Dans ce florilège du piano romantique, qui s’égrène de 1839 à 1903, l’absence de Liszt m’a un peu surpris : est-ce qu’il ne vous tente pas, ou sera-ce pour une autre fois ?
Mais peu importe, votre choix est bien assez large pour permettre de goûter aux sortilèges du piano-roi qui avait conquis l’Europe depuis Mozart  et tant d’illustres successeurs !

Car il faut avoir du cran pour se chauffer les doigts avec l’éprouvante « Humoresque » , datée de mars 1839, que Schumann  aurait composée « en riant et pleurant tout à la fois », ainsi qu’il l’écrit à Clara : quarante pages d’une musique sans cesse changeante d’humeur, instable au possible et dont on ne peut se distraire une seconde tant s’enchaînent les contrastes, les ruptures, la tendresse et l’emportement, le calme et la précipitation, jusqu’à la fanfare finale, éblouissante, certes, mais qui requiert sans doute une réserve d’énergie peu commune…

Après tant d’obstacles franchis on eut pu s’attendre au choix d’une page plus reposante, de celles qui permettent de reprendre des forces avant d’affronter d’autres sommets ?
Mais rien n’y fait, sur cette fresque sauvage et tendre qui porte à leur comble les folies les plus carnavalesques, vous attaquez sans le moindre répit le chef d’œuvre pianistique de Mendelssohn , peu courant au concert, ces « Variations sérieuses » nées en 1841 et dont le titre cache ce qu‘elles ont d’explosif, de grandiose et recèlent d’inventivité.

Loin des sempiternelles « Romances sans paroles », pièges des doigts dénués de sens critique, voilà bien une musique propre à restaurer l’image d’un compositeur qui aurait, dit-on, été trop gâté pour exprimer autre chose qu’un bonheur confortable…

Grâce à vous l’on découvre comment la violence et la colère, dans la douzième variation, peuvent ébranler le piano après que la onzième ait distillé le charme vénéneux d’un mélancolique cantabile, ce même piano qui, après les sublimes quatorzième et quinzième, va se déchaîner à nouveau avec une fougue grandissante : de telles alternances de féerie et d’éblouissantes doubles croches justifient que les mânes de Liszt n’aient point été convoquées pour nous convaincre de votre maîtrise…

Par un curieux hasard – mais en est-ce un, vraiment ? – vous avez choisi pour ce premier concert Arcachonnais, toujours dans l’ordre chronologique, deux chefs d’œuvres tardifs, ceux là mêmes que Chopin a interprétés pour la première et dernière fois lors de son ultime concert parisien donné en février 1848 dans les salons Pleyel, peu avant son départ en Angleterre à la demande pressante de son ancienne élève, Jane Stirling.
Merci, chère Arielle, de plonger le public dans l’apaisant et merveilleux nocturne qu’est l’arachnéenne Berceuse op.57, au balancement hypnotique confié à la main gauche, tandis que l’autre déroule, calmes, tendres, scintillantes, les délicates variations que la magique intrusion dans la dernière page d’un do bémol inattendu, invitera au silence.
La musique peut lui céder la place, l’enfant s’est endormi. La nuit est toute proche.

Du clair obscur enveloppant un berceau, à la lumière capricieuse de Venise, vous nous emmenez avec Chopin là où il ne s’est jamais rendu : de l’Italie, à peine a-t-il effleuré Gênes quelques jours avec George Sand en revenant de Majorque, mais sans avoir vu la moindre gondole sur le Grand Canal ce Slave n’a jamais été aussi proche d’une Italie de rêve que dans ses ultimes créations, la Barcarolle op.60 comme la Tarentelle op.43 qui la précède, toutes deux imprégnées de lumière méditerranéenne.
Qui vous a, comme moi, entendue jouer le deuxième cahier des Études me rend plus triste encore de ne pas savourer sous vos doigts inspirés ce joyau dont Ravel  compara la dernière partie à « Une mystérieuse apothéose ».

Pas plus que son illustre aîné, Fauré , son héritier, n’a connu la « Serenissima », mais le goût qu’il a pour les arpèges dit bien son attrait du monde aquatique, celui des eaux calmes et rives paisibles chantées par les quatre premières de ses treize Barcarolles.
Le public vous sera reconnaissant de lui faire entendre un peu de cette musique trompeuse en apparence, tant on la dit « charmeuse » : elle est empreinte d’une grandeur sous-jacente exigeant une écoute attentive pour la percevoir, dans les dernières pages plus que dans celles de la première période, certes, mais le pianisme romantique de Fauré, tout voluptueux qu’il soit n’est jamais fade ni complaisant.
Il répond parfaitement à ce qu’exprime le mot latin « carmen », une opération magique.

La magie ! Que vous êtes inspirée de clore ce récital enchanteur avec la 4e Sonate de Scriabine , car s’il est un compositeur familier d’un monde parallèle inaccessible au commun des mortels, c’est bien lui ! Il a fallu attendre cinquante ans après sa disparition en 1915 pour que l’Occident reconnaisse en lui un des créateurs les plus fascinants de son temps, à telle enseigne qu’en 1965 son nom était inconnu dans nos  Conservatoires. Tout au plus n’était-il pour les musicologues d’alors, qu’un avatar du wagnérisme finissant, donc très secondaire, bon pour les oubliettes…

Petit détail, un rien futile me direz-vous, mais je note qu’il y a une certaine logique à commencer par Schumann  pour finir par l’auteur de « Prométhée » car dans la majorité des encyclopédies ou dictionnaires consacrés aux musiciens, ce dernier arrive juste après Schumann ! Et puis tous deux ne sont-ils pas les poètes de l’instant ?
Écrite en deux jours, sa 4e Sonate est révélatrice de sa propre quête mystique et philosophique, que justifie la tonalité de fa dièse majeur associée chez lui à la joie, sinon l’extase, prélude à l’apocalypse régénératrice du genre humain que l’Art Total devait permettre quelque part en Inde, sous sa propre gouverne… Sa mort, subite, l’en priva !

On mentionne dans la presse spécialisée, au sujet de vos compositions, une possible affinité « scriabino-chostakovienne » : il est des rapprochements plus fâcheux, celui ci promet un bouquet final d’anthologie, et je serais fort surpris qu’au terme de ces huit minutes de mysticisme cosmique sous les voûtes de Notre Dame Des Passes, votre public n’adhère au programme de cette sonate, tel que l’a rédigé son auteur :

« LE VOL DE L’HOMME VERS L’ÉTOILE, SYMBOLE DE LIBERTÉ »

Je me réjouis à la pensée que ce soir vous en ouvriez si généreusement les portes…