QUATUOR MODIGLIANI
Le prestigieux Quatuor MODIGLIANI nous offre ce soir trois partitions jalonnant l’histoire du Quatuor à Cordes de la fin du 18e siècle à celle du 19e, avec trois compositeurs dont le Tchèque Bedrich SMETANA, né en 1824, doit presque exclusivement sa notoriété au célèbre Poème Symphonique « La Moldau ». Si la popularité de cette page a relégué au second rang bien d’autres chefs d’œuvres, son Ier Quatuor s’est peu ou prou maintenu au répertoire mais devrait se révéler pour beaucoup d’auditeurs une heureuse découverte.
Quatuor à cordes en ut majeur K 157 de W.A. MOZART
La précocité de l’enfant prodige du sévère Léopold MOZART est d’une telle notoriété que l’on a du mal à l’imaginer pris de court devant la moindre page blanche…
En fait MOZART a eu plus de mal à maîtriser certaines formes que d’autres, en particulier un genre que HAYDN avait déjà porté à un niveau de perfection inégalé, le Quatuor à Cordes, expression la plus exigeante de la musique de chambre. MOZART n’y a pas d’emblée atteint des sommets, il lui a fallu, de son propre aveu, beaucoup travailler !
Le tout premier quatuor sorti de sa plume date de 1770, un essai prometteur suivi trois ans plus tard d’une « salve » de six Quatuors, dits « Milanais » parce que écrits en Italie, tous en trois mouvements, auxquels succèdera fin 1773 une autre série de six, bien plus ambitieux, en quatre mouvements cette fois, les « Quatuors viennois », qui, mieux écrits peut-être, vont paradoxalement se révéler moins séduisants que les précédents !
Les premiers jets, plus spontanés, plus frais, ont, si l’on peut dire, le charme de l’innocence, laissant pointer ça et là de brèves prémonitions fulgurantes. Moins prisonniers d’un souci compositionnel contraignant, ils n’en sont que mieux maîtrisés !
Le troisième de la série, retenu ce soir par les interprètes, sacrifie sans doute au style galant de l’époque, mais, prémices du futur MOZART, les subtiles modulations vers les tonalités mineures du premier mouvement viennent l’assombrir et lui conférer une certaine grandeur lui permettant d’échapper à la mièvrerie.
Le deuxième mouvement, un Andante en ut mineur, le plus long des trois et cœur de l’ouvrage, baigne dans une atmosphère presque douloureuse, longue Aria aux couleurs italianisantes qui ne cède jamais au pathétique, même s’il le frôle à l’occasion…
Le Rondo final, noté Presto, avec ses rythmes syncopés et son humour plein d’élégance ramène le sourire, sinon la franche bonne humeur.
Pour n’être pas un chef d’œuvre absolu, ce Quatuor s’affirme comme un précieux point d’entrée dans le riche catalogue de ceux à venir : à lui seul il nous fait aimer MOZART…
Quatuor N° 7 op. 59 ( N°1) de L.V. BEETHOVEN
Il est rare qu’une commande génère une œuvre d’Art exceptionnelle. Et pourtant…
Mélomane averti, grand ami et mécène du compositeur, le Comte RAZOUMOVSKI alors Ambassadeur du Tsar à Vienne aurait suggéré à BEETHOVEN d’écrire un quatuor à partir d’un « thème russe ou quelque chose d’analogue », et même proposé celui qui apparaît dans le finale de ce premier Quatuor de l’op.59. En huit mois, de Mai 1807 au mois de Janvier suivant, jaillissent trois quatuors, dont le N° 1 exécuté en février 1809 : « Une mauvaise farce d’un toqué, une musique de cinglé …», telle est une des aimables joyeusetés relevées dans la presse musicale lorsque le Quatuor SHUPPANZIGH, fidèle interprète du compositeur, mais lui-même surpris, en donna la primeur à Vienne !
De nos jours ce quatuor est considéré comme un événement dans l’histoire du genre, un incomparable chef d’œuvre « pour les temps à venir… » comme le répondit fièrement BEETHOVEN à ses détracteurs… L’avenir a conforté sa prophétie.
Les commentateurs les plus autorisés du compositeurs sont unanimes à estimer que cette œuvre « apporte dans l’univers du quatuor l’équivalent de la 3e Symphonie en mi bémol ( l‘Héroique ) dans le sien », et que « la plupart des grands quatuors du XIXe siècle s’inspireront plus ou moins directement de ce modèle »[1]
C’est à l’évidence son extrême nouveauté, comme sa puissance – sinon sa durée, une quarantaine de minutes – qui déroutèrent les critiques confrontés à une partition hors norme, bousculant la tradition au delà du raisonnable, du moins à leurs yeux…
Première innovation, et de taille : au violoncelle revient l’honneur d’énoncer à partir du registre grave le thème initial habituellement confié au premier violon, ce qui permet à BEETHOVEN, dans un geste impérieux, de conquérir l’espace du haut vers le bas.
Le thème ainsi exposé mystérieusement, « dolce », va s’amplifier avec l’intervention progressive des trois autres instruments dans un crescendo spectaculaire aboutissant au terme de trente mesures à un fortissimo à l’accord parfait : le ton est donné, le quatuor s’annonce porteur d’une énergie sereine et triomphante avec la force de l’évidence.
Le second mouvement, qui tient du scherzo, a dû surprendre avec l’omniprésence d’une étrange formule rythmique : la même note répétée quinze fois au violoncelle ; elle exaspéra tellement un violoncelliste, dit-on, que, de rage, il en vint à piétiner la partition !
Les deux derniers mouvements s’enchaînent sur un trille plein d’allégresse, transition qui permet de passer habilement de l’adagio parfois douloureux à l’allegro final plein de verve.
C’est dans ce finale qu’apparaît le « thème russe ». A vrai dire le traitement que lui fait subir BEETHOVEN efface petit à petit le peu de « russité » mélancolique du matériau initial, même si, en le transfigurant, il lui confère presque la gravité d’un chant liturgique avant qu’un court « presto » n’achève le mouvement en apothéose.
Ier Quatuor en mi mineur « De ma vie » de B. SMETANA
Adversaire farouche de la domination autrichienne, SMETANA n’eut de cesse d’exalter la spécificité de sa terre natale en intégrant dans sa musique une authentique inspiration populaire. Les « Rhapsodies Hongroises » de LISZT avaient sans doute ouvert la voie, mais ne constituaient pas pour autant un manifeste teinté de nationalisme, alors que SMETANA, musicien tchèque avant tout, se fixe une mission qu’à sa suite poursuivront DVORAK et JANACEK : créer une musique qui soit l’expression intime d’un peuple, d’une culture spécifique, tout en l’élevant au rang d’un langage de portée universelle.
A cinquante ans, SMETANA, atteint depuis peu de troubles auditifs, perd définitivement l’ouïe : loin de s’apitoyer sur son sort, il effectue un retour en arrière et confie fin 1876 à ce premier quatuor un récit autobiographique d’une richesse et d’une vivacité stupéfiantes.
Il n’est pas de meilleur commentaire que ces quelques lignes extraites d’une lettre dans laquelle le compositeur fournit des explications précises sur le contenu du quatuor :
« Ce que j’ai voulu faire, c’est retracer en musique le déroulement de ma vie.
Premier mouvement : goût pour l’Art dans ma jeunesse, atmosphère romantique, nostalgie indicible…Parallèlement s’annonce dès ce prologue l’avertissement du malheur, ce funeste sifflement strident qui s’est déclenché dans mes oreilles en 1874, marquant le début de ma surdité…Le deuxième me transporte à nouveau dans les tourbillons de la jeunesse alors que je composais une foule de danses tchèques…Le troisième est une réminiscence de mon premier amour pour une jeune fille, ma future épouse…Le quatrième : prise de conscience de la force réelle d’une musique nationale, joie de constater que le chemin pris conduit au succès…Début de la surdité, perspective d’un très faible espoir d’amélioration et, pour conclure, un sentiment profondément douloureux… ». Du premier violon surgira l’appel intolérable du mi aigu, évocation stridente de l’infirmité, qui mettra un terme à la musique jusqu’ici entraînante et virtuose.
Pierre Dumonchau
[1] L’histoire du quatuor à cordes. B. Fournier. Fayard