1-Présentation des œuvres jouées

 

                RÉCITAL Nicolas LUGANSKY du 23 avril 2023

Par Pierre Dumonchau

C’est à Franz LISZT que l’on doit le récital de piano sous sa forme actuelle, celle qui permet à un soliste de se mesurer aux œuvres de différents compositeurs et de varier le contenu des programmes, mais celui de Nicolas LUGANSKY, exceptionnellement, ne comportera que des œuvres d’un seul compositeur, Serge RACHMANINOFF, auquel il voue une tendresse particulière et considère comme le plus grand compositeur russe.

Or il se trouve qu’en 2023 le monde musical commémore le 150e anniversaire de sa naissance, et notre pianiste lui rend cette année au Théâtre des Champs Élysées à Paris un hommage que personne avant lui n’avait tenté : donner en trois concerts l’intégrale de son œuvre pour piano solo, à l’exception de quelques pièces de jeunesse et, cela va de soi, des deux Suites pour deux pianos, qu’affectionnent les duettistes.

Le programme qu’il nous propose s’articule autour de trois opus écrits entre 1893 et 1917 qui vont du premier cahier important, les six Moments Musicaux op.16, aux ultimes Études-Tableaux op.39, dernier recueil édité avant son exil aux U.S.A., en passant par la 2e Sonate pour piano op. 36, écrite en 1913 et qu’il révisa plus tard en 1931, pour en alléger la texture au prix de coupures parfois dommageables…

I – Les Moments Musicaux  op.16

Par leur titre, ces six pièces évoquent SCHUBERT, mais la comparaison s’arrête là. Quand le Viennois, empruntant la forme A-B-A du Lied, a recours à deux thèmes, un seul, mais de dimension souvent généreuse, suffit à son cadet pour le déployer sur un accompagnement constituant un véritable contre-sujet harmonique et mélodique.

RACHMANINOFF n’a que 23 ans lorsqu’il compose ce cahier mais affirme déjà, outre une exceptionnelle maîtrise de l’instrument, celle d’un contrepoint serré, fruit de l’enseignement du légendaire Alexandre TANEIEV qui avait détecté chez ce jeune élève prodigieusement doué les secrets de sa future écriture pianistique quasi orchestrale.

Nicolas LUGANSKY a retenu les quatre premiers, tous écrits dans une tonalité mineure.

Le premier, en si bémol mineur et noté « Andantino », le plus long avec le troisième, est un nocturne mélancolique aux accents douloureux qu’un intermède plus virtuose, mais d’une grande légèreté, anime avant la reprise du thème initial.

De ce corpus, RACHMANINOFF n’a enregistré que le 2e, en mi bémol mineur, mais ce bref témoignage sonore illustre à merveille le souci qu’avait le pianiste de tenir en laisse ses capacités hors du commun pour ne pas trahir le compositeur. Noté « Allegretto », ce deuxième de la série est un tumultueux mouvement perpétuel, une sorte d’épopée qui préfigure les meilleurs préludes à venir.

Le troisième, en si mineur, passe pour être le moins difficile ; c’est le plus populaire aussi bien qu’il il baigne dans un sombre climat de désolation ponctué par une marche inquiétante martelée au fond du piano. A coup sûr c’est le plus « noir » du recueil.

Le contraste est saisissant avec le n°4, « Presto » en mi bémol majeur, exercice de haute volée qui s’apparente à une Étude pour la main gauche tandis qu’à la droite se déroule un thème orageux, lapidaire, tout en force, qui sature l’espace de ses triples « fff »… et tend au pianiste le piège séduisant mais risqué de la surenchère.

II – Les Études-Tableaux  op.39

Vingt ans plus tard, RACHMANINOFF, dont le succès planétaire du 2e Concerto de piano a conforté la muse, envisage un nouvel opus intitulé Préludes-Tableaux pour   appeler l’attention sur sa possible connotation descriptive, mais se ravise et le rebaptise Études -Tableaux, pour en confirmer également la dimension virtuose.

A la question soulevée par le terme « Tableaux », RACHMANINOFF, pudique entre tous, a répondu de manière catégorique : « Je ne pense pas que l’artiste doive révéler ses images, cela ne regarde que moi, pas le public ! Laissez l’auditeur peindre lui-même ce que cela lui suggère …». Le compositeur se méfiait des mots, comme CHOPIN, son Dieu musical, et s’abstint très tôt de donner le moindre titre à quoi que ce soit.

Un premier volume, édité en 1913 sera suivi d’un deuxième, l’op. 39 en 1917, et c’est de ce dernier que Nicolas LUGANSKY a extrait les n° 4, 5, 8 et 9 interprétés ce soir.

Pleine de verve et de contrastes, la quatrième, « Allegro assai » en si mineur, baigne dans un climat fantaisiste, voire fantasque, avec une prédominance rythmique du dactyle parfaitement accordé aux doubles notes et autres extensions qui parsèment la partition.

À l’écoute, avec son ironie allusive et ses déhanchements elle évoque moins la fluidité mélodique si caractéristique de l’auteur que le motorisme d’un certain PROKOFIEV…

Celle qui suit, la plus célèbre, ne manque ni de panache ni de chausse-trappes !

Notée « Appassionato », réservée aux mains puissantes et longues, elle déroule, sur fond périlleux d’accords battus ou brisés un thème à la fois haletant et majestueux qui s’éteint étrangement dans un apaisement inattendu, comme à regret !

Avec la huitième, en ré mineur, nous retrouvons le climat doux- amer, alliance de résignation plaintive et de grâce, que le compositeur a le don d’entretenir sans appuyer, contrairement aux reproches souvent formulés au nom d’un romantisme jugé décadent.

La neuvième et dernière, la seule qui soit dans une tonalité majeure, à la fougue un rien tapageuse, clôt de manière spectaculaire un cycle dominé par le sentiment du tragique, de l’inéluctable. L’ultime « Marche » est censée donner le change, mais son insolente bravoure pianistique, est un leurre : la Russie était à feu et à sang et la perspective de l’exil, au moins temporaire, faisait son chemin sous couvert de tableaux sans titre…

III – La Sonate n° 2 op.36 en si bémol majeur 

Cette Sonate fièrement romantique a longtemps suscité des réserves dans le milieu de la critique musicale, qui n’y voyait que redondance, bavardage et virtuosité gratuite ! Bref, « De la musique c’est pas la peine » comme aurait dit Emmanuel CHABRIER

Aujourd’hui considérée comme une œuvre majeure du répertoire, elle suscite de plus en plus l’intérêt de grands pianistes, désireux d’en vaincre les difficultés d’exécution et d’interprétation : d’une tonalité générale dramatique, c’est une cataracte que la violence habite, dès la première mesure, annonciatrice de catastrophe plus que de bonheur…

Contre toute attente, ce premier mouvement de haute voltige pianistique, d’humeur sombre et farouche et qui se développe sur deux thèmes principaux, se conclue sur un murmure délicatement poétique.

Dans le deuxième mouvement, « non allegro », plus apaisé, surgira pourtant un déchaînement de cloches qui explose pour se fondre en un trait virtuose et cristallin traversant tout le clavier et se résoudre dans l’aigu, aux confins du silence…

Le tumultueux Finale, qui s’enchaîne sans interruption, fait entendre un thème ample et lyrique qui conduira l’œuvre vers une péroraison glorieuse, effaçant définitivement les alternances de fureur, de doute et de désespoir nées du fulgurant motif initial.

Typique du RACHMANINOFF de la maturité, sa richesse sonore, sa puissance expressive et sa vigueur apportent un démenti indiscutable au procès de sentimentalité intenté par des détracteurs qui ne lui pardonnaient pas d’avoir eu tant de succès en écrivant une musique étrangère aux innovations du XXe siècle et pourtant si personnelle…

Entre temps, ne leur en déplaise, il a retrouvé sa place, auprès des plus grands !