Présentation des œuvres jouées

           Récital Jonathan FOURNEL

Il faudrait être d’une mauvaise foi punique pour soupçonner ce merveilleux pianiste de facilité ou d’esprit routinier : le programme proposé en ouverture du festival ne s’adresse pas aux mélomanes privilégiant le confort rassurant du répertoire le plus familier mais nous invite au contraire à mieux tendre l’oreille, à la faveur de la rareté de certaines œuvres, pour en savourer l’originalité et bien d’autres traits qui jettent sur leurs auteurs une lumière nouvelle, celle la même qui peut donner envie de sortir des sentiers battus…

Jonathan FOURNEL a tout d’abord, très subtilement glissé entre deux monstres sacrés du grand répertoire, BEETHOVEN et CHOPIN, un immense musicien dont l’œuvre, à de rares exceptions près, ne bénéficie pas de la diffusion et de la notoriété qu’elle mérite : le nom de Karol SZYMANOWSKI, le plus grand compositeur polonais après l’illustre aîné précité, n’encombre pas les programmes de concert et sa bibliographie est d’une affligeante pauvreté chez nous. Pour mieux le connaître, il faut maîtriser la langue polonaise.

Mais le pianiste ne s ‘est pas contenté de rester en Pologne pour clore son récital avec la splendide 3e Sonate de CHOPIN : il ouvre la soirée avec un géant dont le seul nom a de quoi rassurer le plus grand nombre, ce qui lui permettra de nous surprendre en interprétant deux pages de BEETHOVEN d’une faible popularité, mais qui bousculent bien des idées reçues …

BEETHOVEN –Trente deux Variations en ut mineur 

Virtuose de haute volée, BEETHOVEN n’a pas écrit que les 32 Sonates pour piano ; il est un genre auquel il a consacré un vaste catalogue, celui de la Variation : un peu plus de 250, réparties tout au long d’un bonne vingtaine de cahiers. Toutes ne sont pas de même valeur, certaines n’étant que des pièces de circonstance, à l’instar des Sept variations sur God Save the King que l’on ne joue jamais…Mais, infiniment plus consistantes, à vrai dire inaccessibles au plus grand nombre tant elles sont d’une complexité sans pareil, les Trente-trois variations sur un thème de DIABELLI  op.120, terminées en 1820 ont acquis le statut d’insurpassable chef d’œuvre du genre, au même titre que L’art de la fugue de J.S.BACH.

Les Variations sur un thème original en ut mineur  publiées en 1806 n’ont pas cette ambition, il s’agit de très courtes séquences, d’une durée comprise entre 10 et 30 secondes chacune, sauf la dernière qui dépasse à peine 1’30’’, à partir d’un thème, pas vraiment inoubliable, qui est moins qu’une mélodie, un schéma harmonique : cela suffit à BEETHOVEN pour s’amuser tout en faisant preuve d’ingéniosité, d’humour, voire d’auto dérision en faisant la part belle aux notes répétées, trémolos et triolets inconfortables aux doigts, sans parler des superpositions de rythmes, tous attributs du virtuose qu’il était sans en avoir tiré gloire. BEETHOVEN lui même ne semble pas les avoir prises très au sérieux si l’on en juge par l’anecdote souvent citée selon laquelle, les entendant jouer par une jeune pianiste qui les travaillait, il lui demanda qui les avait écrites ! « Mais, vous, cher Maître… » répondit-elle ! « Ô BEETHOVEN, quel âne as-tu été ! », se serait-il alors écrié…Que faut-il en penser ?

BEETHOVEN – Sonate N° 22, op. 54, en fa mineur 

S’il est une partition victime de qui la précède et la suit, c’est bien cette 22e sonate que seuls connaissent éventuellement les discophiles possédant une des rares intégrales disponibles. Le grand public aura beau chercher dans les disques isolés, la quête demeurera vaine : prise entre deux géants, la Sonate en ut majeur op 53, dite « Waldstein », et l’incontournable Sonate en fa mineur op.57, « l ‘Appassionata », cette courte sonate en deux parties, dénuée de thème « qui accroche », n’est pas de celles qui attirent la lumière. Elle a pu de surcroît donner lieu à des jugements assassins du type « franchement faible », voire, « complètement manquée » sous la plume de critiques péremptoires et grincheux passés à côté de son originalité.

Pur caprice de l’imagination, privée du mouvement lent qu’on attend avec gourmandise, elle débute par un mouvement noté « In tempo di minuetto », mais qui tient plus du rondo avec variation que du véritable menuet. Peu importe, ce qui compte, c’est, après un premier thème de caractère ingénu teinté d’ironie, l’apparition du deuxième, avec une écriture en octaves aux deux mains qui annonce LISZT sinon BARTOK ! Un épisode « forte e staccato » surprenant de liberté, qui s’éteindra dans le calme.

Lui succède un étrange allegretto, véritable perpetuum mobile, de quelques minutes, allègre, mordant et plein d’humour : à l’évidence, BEETHOVEN se lâche là où on ne l’attend pas : le piu allegro final est jubilatoire et nous fait regretter la modeste renommée d’une pièce injustement sous-estimée ! Raison de plus pour y prêter une attention particulière…

SZYMANOWSKI – Variations sur un thème folklorique polonais, op.10 

Né en 1882 en Ukraine, Karol SZYMANOWSKI grandit au sein d’une famille de vieille aristocratie, cultivée, raffinée, pour qui la musique fait partie du quotidien : très tôt mis au piano le jeune Karol compose de bonne heure et publie en 1900 neuf préludes, son op.1, dans le sillage de…CHOPIN, bien sûr ! Mais d’autres musiciens vont l’influencer, WAGNER et les romantiques allemands, dont BRAHMS, et plus curieusement SCRIABINE, pianiste flamboyant et surtout visionnaire en quête d’Art Total, contemporain de SCHOENBERG et RAVEL, et qui avait lui aussi commencé par écrire à la manière de CHOPIN …C’est dans ce contexte de découvertes, d’imprégnations croisées, que SZYMANOWSKI publie en 1904 ces Variations sur un thème folklorique polonais, accueillies avec succès à Varsovie.

C’est l’œuvre d’un compositeur « à la croisée des chemins » qui s’appuie encore sur de glorieux aînés, mais la richesse d’invention, les ruptures de climat – l’admirable Marche funèbre de la 8e variation – l’écriture fougueuse de la 4e qui précède des pages d’une extrême délicatesse, dignes de LIADOV, le finale (noté « trionfado »), véritable démonstration de virtuosité juvénile, sont autant de signaux annonciateurs du grand SZYMANOWSKI, celui que la ruine, la solitude et la maladie emporteront prématurément en 1937.

CHOPIN – Sonate N° 3 op.54 en si mineur 

La précédente, sombre et tragique, immortalisée par sa Marche funèbre, prenait fin sur quatre pages de triolets d’une indicible noirceur, cri de désespoir visionnaire qui, aujourd’hui encore, surprend par sa modernité : « Ce n’est plus de la musique », écrivit SCHUMANN

Cette 3e, écrite au cours de l’été 1844 alors que la maladie progresse inexorablement, est resplendissante de vie et d’énergie : on a pu dire qu’elle exprime « Le sentiment d’une force vitale menacée».

Elle débute par un allegro maestoso d’une grande richesse mélodique, avec, notamment un second thème mémorable entre tous, noté « sostenuto e molto espressivo », aux inflexions toutes italiennes, qui nous rappelle combien CHOPIN admirait BELLINI.

Suit un scherzo, volubile, aérien, qui ménage un intermède d’un ton plus confidentiel avant de conclure avec brio : une de ces pages lumineuses dont André GIDE, amateur éclairé de CHOPIN, a pu écrire que ce qu’il aimait chez lui, « c’est que la joie en lui domine ».

Le largo, en si majeur, longue rêverie passionnée, compte parmi les plus belles pages que l’amour du bel canto lui ait inspirées, ultime évocation d’une Italie de rêve qui nous conduira vers un finale « presto ma non tanto », fougueux, virtuose, à la coda triomphante en si majeur, aux antipodes de la course aux abois sur laquelle la 2e Sonate, véritable rhapsodie de la mort, avait pris le risque de conclure cinq ans auparavant.

Pierre Dumonchau